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Résumé

La collection "L'Éducation Européenne : Cinq Ouvrages Classiques sur ses Fondements" se révèle être une exploration riche et diversifiée des philosophies éducatives. S'étendant des perspectives humanistes de la période des Lumières à celles du positivisme sociologique, cette anthologie met en lumière l'évolution des réflexions autour de l'éducation en Europe. Les œuvres choisies illustrent une diversité stylistique notable, allant de l'approche analytique de la pensée kantienne à l'analyse sociologique de Durkheim, en passant par le pragmatisme de Desloges. Chacune de ces œuvres fondatrices offre une pièce du puzzle de l'éducation européenne, contribuant à rendre tangible une vision collective à travers des réflexions éclairées et critiques. Les auteurs présentés dans cette anthologie ne sont pas des moindres. Pierre Desloges, Émile Durkheim, Gustave Le Bon et Emmanuel Kant ont chacun influencé des courants de pensée significatifs de leur temps. En confluant dans cette collection, leurs voix académiques et radicales tracent une trajectoire intellectuelle qui transcende les époques et les contextes socio-politiques. L'esprit des Lumières, la sociologie naissante et les théories psychologiques se rencontrent pour offrir une perspective intégrée sur l'importance de l'éducation dans le façonnement de la société. Ce dialogue entre les générations et les écoles de pensée enrichit et nuance l'idée même de l'éducation. Recommander "L'Éducation Européenne : Cinq Ouvrages Classiques sur ses Fondements" relève de l'évidence pour tout lecteur désireux d'embrasser un large panorama philosophique et éducatif. Ce volume unique propose une immersion dans des traditions intellectuelles variées, abordant avec profondeur et érudition les multiples facettes de l'éducation. C'est une invitation à réfléchir sur les structures sous-jacentes à la société moderne, à travers un prisme historique et culturel fascinant. En feuilletant ces œuvres complémentaires, le lecteur est encouragé à engager un dialogue interne, enrichissant sa compréhension personnelle du rôle de l'éducation dans nos vies, et élevant sa réflexion vers de nouveaux horizons intellectuels.

Auteur

  • Émile Durkheim (auteur)

    Cet article provient du Dictionnaire de la pensée sociologique, sous la dir. de M. Borlandi, R. Boudon, M. Cherkaoui et B. Valade.   DURKHEIM Émile David, 1858-1914 Vie et œuvre Durkheim est le premier sociologue, en ce sens qu’il est le premier à s’être considéré lui-même comme sociologue et comme fondateur d’une nouvelle discipline. En cela sa position est originale par rapport à d’autres auteurs de la même génération, considérés aujourd’hui comme des pères fondateurs de la discipline, M. Weber, V. Pareto ou G. Simmel. Il est aussi le premier sociologue parce que son projet est de fonder une nouvelle discipline universitaire en même temps qu’une nouvelle science. La sociologie doit avoir une existence autonome à la fois sur le plan cognitif et sur le plan institutionnel. Éléments biographiques Durkheim est né à Épinal, fils et petit-fils de rabbin. Une famille soucieuse d’intégration, comme en témoigne le choix de prénoms d’usage qui ne sont pas d’origine hébraïque ; le frère aîné d’Émile s’appelle Félix, et les sœurs, Céline et Rosine ; cette dernière sera la mère de M. Mauss, le futur collaborateur et, à certains égards, le fils adoptif de Durkheim. Contrairement à une légende tenace, rien ne prouve que le jeune Émile ait été ou se soit destiné au rabbinat. Après des études secondaires brillantes à Épinal, Durkheim prépare le concours de l’École normale supérieure qu’il réussit en 1879 au terme de trois années de préparation. À l’École normale, il rencontre des condisciples dont certains deviendront illustres, comme J. Jaurès ou H. Bergson. Parmi ses professeurs, deux auront une influence notable sur lui : Fustel de Coulanges, qui lui donne peut-être le goût de l’étude des sociétés anciennes pour reconstituer la genèse des institutions sociales, et É. Boutroux, qui lui transmet l’enseignement d’A. Comte sur l’hétérogénéité cognitive des différentes sciences. Durkheim s’attache aussi à l’étude approfondie du néo-kantien Renouvier. Reçu à l’agrégation de philosophie en 1882, il enseigne aux lycées de Sens et de Saint-Quentin avant d’obtenir une bourse d’étude qu’il consacre à un séjour en Allemagne durant l’année universitaire 1885-1886. Il y découvre les diverses tentatives d’instaurer une science positive de la morale, chez des juristes, des économistes, en particulier les socialistes de la chaire tels G. Schmoller et A. Wagner. Il est surtout impressionné, à Leipzig, par W. Wundt, son Institut de psychologie, premier laboratoire de psychologie expérimentale, et son ambition de créer une science de la morale par l’étude empirique des langues, des mœurs, de la religion et du droit. À son retour en France, il est nommé au Lycée de Troyes en octobre 1886 et se fait remarquer par ses articles sur la philosophie et les sciences de la morale en Allemagne. Le directeur de l’enseignement supérieur, L. Liard, philosophe admirateur de Renouvier, fait pression pour le nommer, à la rentrée universitaire de 1887, chargé du cours de “ science sociale et pédagogie ”, à la faculté des Lettres de l’université de Bordeaux (où il avait lui-même enseigné), en remplacement d’A. Espinas, promu doyen, qui occupait depuis 1892 ce cours de pédagogie. Le développement des sciences de l’éducation dans l’Université française servit aussi à la sociologie qui avança sous cette enseigne. En cette même année 1887, Durkheim épouse Louise Dreyfus, fille d’un industriel, mariage qui va lui donner une certaine aisance matérielle. Un mariage heureux, selon toutes les apparences, d’où naîtront deux enfants, Marie en 1888 et André en 1892. L’austérité était sûrement le trait dominant du mode de vie de cette petite famille. La vie de Durkheim est tout entière orientée vers le travail, et son épouse semble avoir été mobilisée pour l’assister. Le tempérament de Durkheim comme son absence apparente d’intérêt pour les arts ont aussi écarté toute tentation de céder à la frivolité des loisirs. Durkheim se considère lui-même comme sujet à la neurasthénie (notion qui devient à la mode) et connaît plusieurs crises sérieuses de dépression, notamment en juillet 1900 et après son emménagement à. Paris durant l’automne et l’hiver 1902-1903. Les quinze années de la période bordelaise de sa carrière voient Durkheim déployer une activité intense. Outre ses enseignements concernant l’éducation (histoire de l’éducation, des doctrines pédagogiques, éducation morale, psychologie pédagogique, etc.), il délivre des cours sur des sujets variés : la famille, le suicide, la sociologie criminelle, la religion, l’histoire du socialisme, la “ physique des mœurs et du droit ” , et prépare les étudiants bordelais à l’agrégation de philosophie. Il noue des relations avec le juriste L. Duguit, l’historien C. Jullian et surtout avec le philosophe O. Hamelin. En mars 1893, Durkheim soutient à la Sorbonne sa thèse de doctorat ès lettres, De la division du travail social, la thèse complémentaire en latin étant consacrée à Montesquieu comme précurseur de la sociologie. L’année suivante il publie Les Règles de la méthode sociologique sous forme d’articles réunis en livre en 1895. Son troisième ouvrage, Le Suicide, paraît en juin 1897, au moment où il se lance dans la grande entreprise de L’Année sociologique qui va prendre beaucoup de son temps. Durkheim n’a rien d’un militant politique. C’est au nom de principes moraux qu’il s’engage activement en 1898 à l’occasion de l’Affaire Dreyfus, en devenant secrétaire de la section bordelaise de la Ligue de défense des droits de l’homme et en publiant l’article “ L’individualisme et les intellectuels ”, réponse au critique littéraire antidreyfusard F. Brunetière qui accusait les “ intellectuels ” de prôner l’individualisme et l’anarchie. Durkheim réplique en distinguant l’égoïsme morbide de l’individualisme nécessaire, le “ culte de l’individu ”étant une valeur suprême des sociétés modernes. En 1902, l’élection à la Chambre des députés de F. Buisson libère au moins provisoirement la chaire de Science de l’éducation à la Sorbonne. Durkheim, qui a déjà cherché à plusieurs reprises à venir à Paris, se porte candidat et devient le suppléant de Buisson. Il sera titularisé quatre ans plus tard, mais la chaire ne prendra le nom de “ science de l’éducation et sociologie ” qu’en 1913. Durkheim n’en a donc pas fini avec les enseignements relatifs à l’éducation. Ses cours sur la formation et le développement de l’enseignement secondaire en France, rédigés en 1904-1905 et enseignés sans discontinuer jusqu’en 1912, seront publiés après sa mort sous le titre L’Évolution pédagogique en France (1938). Quant au cours sur L’Éducation morale publié en 1925, sa rédaction date, contrairement à ce qu’indique son présentateur P. Fauconnet, des années 1898-1900; et non pas de la période parisienne. L’abandon, en 1907, de la périodicité annuelle pour L’Année sociologique, permet à Durkheim de venir à bout de son œuvre majeure, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, qui paraît en 1912. Dès les débuts de la Première Guerre mondiale, Durkheim s’engage très activement dans des activités civiques et patriotiques : rédaction et diffusion de brochures sur l’origine de la guerre, sur la mentalité allemande, etc., participation à de nombreux comités, parmi lesquels, en 1916, le “ Comité aux étrangers ” où il s’occupe de la situation des Russes (presque tous d’origine juive) vivant à Paris. Cet activisme procède, à coup sûr, d’un sentiment d’obligation morale ; c’est aussi sans doute une manière de conjurer son angoisse sur le sort de la guerre et sur celui de ses proches : son neveu M. Mauss engagé volontaire, son gendre J. Halphen, enfin son fils André mobilisé juste après avoir été admissible à l’agrégation de philosophie. Les décès successifs de collaborateurs de L’Année sociologique, surtout celui de R. Hertz en avril 1915, entretiennent cette angoisse qui redouble lorsque André part pour les Balkans en octobre. Le 2 janvier 1916, Durkheim apprend que son fils est porté disparu, son décès étant confirmé le 24 février. Il ne se remettra pas de ce choc qui le laisse inconsolable. Sa santé se dégrade et après des alertes sérieuses (décembre 1916, mai 1917) il meurt le 15 novembre 1917, âgé de 59 ans. L’itinéraire intellectuel :continuité, infléchissements, ruptures ? Durkheim n’a pu écrire les livres qu’il avait en projet sur la morale et sur la famille, deux sujets qui l’occupent dès le début de sa carrière, signe d’une continuité dans ses intérêts. Ainsi, un de ses premiers cours de sociologie portait sur la famille et, dans L’Année sociologique, il se réservait l’analyse des travaux sur la famille, le mariage et la parenté, notamment les études ethnographiques qui se multipliaient. Dans sa correspondance, il fait maintes fois allusion à son futur livre sur la famille, issu de cours qui ont disparu. La constance de ses intérêts se double d’une permanence de ses préoccupations théoriques, en particulier le thème de l’intégration sociale. Cette question de la continuité ou de l’évolution ou de la rupture dans l’itinéraire intellectuel de Durkheim a fait couler beaucoup d’encre. Déjà G. Davy, collaborateur de Durkheim, puis T. Parsons (1937) le voyaient évoluer vers des positions de moins en moins positivistes et de plus en plus idéalistes. L’article “ Représentations individuelles et représentations collectives ” mettant l’accent sur une certaine autonomie des représentations par rapport aux faits de morphologie sociale témoignerait de cette évolution. Parsons voyait cet infléchissement à l’œuvre au sein même du Suicide ; les recherches ultérieures ont renforcé l’hypothèse d’une rédaction en deux temps de cet ouvrage (Besnard, 1973, 1987). Les années 1895 et plus encore 1896 sont des moments de transition, voire de crise, dans la biographie personnelle et intellectuelle de Durkheim. Il y a d’abord un changement dans sa position professionnelle : en 1896, il est enfin titularisé comme professeur de “ science sociale ”. Il y a ensuite des changements dans sa vie privée et sa position familiale : 1896 est aussi l’année de la mort de son père et de son beau-frère, le père de Mauss. Durkheim devient le chef de la maison Durkheim (son frère Félix est mort en 1889). Il est déjà le tuteur de son neveu Henri, fils de Félix, qui vit chez lui à Bordeaux ; il maintient son rôle de tuteur intellectuel et moral de son autre neveu Marcel qui vient d’être reçu à l’agrégation de philosophie. S’ajoutent à ces transformations des événements de nature à perturber l’itinéraire intellectuel du professeur bordelais : d’une part, la polémique avec Tarde prend un tour de plus en plus aigre en 1895 et 1896, d’autre part, les Règles de la méthode sociologique rencontrent un accueil réservé, voire hostile, notamment chez les philosophes que Durkheim voulait convaincre. Mais il y a plus : il y a la découverte de nouveaux objets ou de nouvelles démarches. Dans un des seuls documents autobiographiques qu’il ait laissé, Durkheim évoque comme “ ligne de démarcation dans le développement de [sa] pensée ” le cours qu’il donna en 1895 sur la religion et la découverte de W. Robertson Smith. Ce fut une “ révélation ”, précise-t-il, qui lui fournit “ le moyen d’aborder sociologiquement l’étude de la religion ” (Durkheim, 1975). Si l’intérêt pour la religion n’est pas nouveau chez Durkheim, c’est seulement après cette période de crise, au printemps 1897, qu’il affirme, avec autant de force et en plusieurs occasions, que la religion est la matrice des tous les faits sociaux, que c’est bien le fait social primitif et fondamental. On a beaucoup spéculé sur la nature de cette “ révélation ” relative à la religion ; touchait-elle à la notion de sacré, au rituel, au totémisme ? À moins qu’il ne s’agisse du bon “ moyen d’aborder sociologiquement ” la question, ce qui pourrait être en rapport avec un revirement spectaculaire qui se produit dans la définition des matériaux du sociologue. Jusqu’en 1895 Durkheim a donné la priorité aux documents historiques sur les données ethnographiques, considérées comme peu fables, et privilégié donc l’étude des sociétés anciennes. Ce privilège est affirmé dans les Règles, mais avec plus de force encore dans deux textes écrits en 1895. À partir de 1897, changement complet d’orientation : Durkheim va travailler presque exclusivement sur les sociétés primitives. La préface du Suicide, rédigée probablement en février 1897, établit encore une sorte d’équilibre entre les trois “ disciplines auxiliaires ” de la sociologie : la statistique pour l’étude des sociétés industrielles, l’histoire pour l’étude des sociétés anciennes, l’ethnographie pour celle des sociétés primitives. Quelques mois plus tard, la préface au premier volume de L’Année sociologique, sorte de manifeste programmatique, entérine le revirement complet quant à l’intérêt respectif des données issues des documents écrits (histoire) et des matériaux issus de l’observation des sociétés primitives (ethnographie). Durkheim prend l’exemple de son ancien maître Fustel de Coulanges, qui s’est trompé sur la nature de la gens romaine faute de connaître les analogues ethnographiques de ce type familial. C’est donc bien durant l’année 1896 que culmine la phase critique du parcours intellectuel de Durkheim. À côté des événements personnels et professionnels, il faut retenir l’indétermination de l’objet auquel il va consacrer sa vie de travail, le vertige face à une soudaine ouverture de son horizon scientifique. Ce sont là des traits caractéristiques de l’anomie telle que la conçoit Durkheim à ce même moment, dans le Suicide comme dans le cours sur le Socialisme. Ce thème de l’anomie sera repris deux ans plus tard dans son cours sur l’Éducation morale, mais abandonné ensuite. La période de transition, de doute et d’incertitude, se clôt au printemps 1897 quand Durkheim, ayant mis la dernière main au Suicide, décide enfin de se lancer dans l’aventure de L’Année sociologique, après avoir tergiversé durant près d’un an. Un événement mineur peut être retenu comme le symbole de cette page qui se tourne et de la mise en place d’un nouveau programme de recherche : le 11 avril 1897, la famille Durkheim déménage : petit déménagement par la distance, du 179 au 218 boulevard de Talence, mais c’est toujours une grande affaire pour un intellectuel. On peut supposer que Durkheim surveillait de près d’un côté les premières notes de son mémoire sur la prohibition de l’inceste à paraître dans L’Année sociologique, mémoire inaugurant son nouveau chantier de recherche, et de l’autre les épreuves de son livre sur le suicide, étude relevant de la statistique morale à laquelle il ne reviendra jamais. L’explication des farts sociaux Il serait faux de croire que Durkheim a conçu un système d’idées cohérentes susceptibles d’expliquer les phénomènes sociaux les .plus variés. L’évolution de sa pensée comme ses inflexions, la rectification progressive des concepts qu’il a forgés comme la pluralité des théories qu’il propose et leur approfondissement sont davantage des signes d’un chantier en construction plutôt que d’un édifice monolithique. Sans prétendre en proposer un panorama, on peut cependant en rappeler les éléments les plus essentiels. Il en est ainsi de la spécificité de l’objet de la sociologie, de la nature de l’explication des faits sociaux ou du noyau de certaines théories centrales de cette science sociale que le sociologue français pense fonder. La spécificité du fait social Pour Durkheim, les faits sociaux peuvent être : 1 / structurels ou morphologiques, comme le nombre, la nature et la disposition des éléments dont est composé un groupe ou une société ; 2 / des pratiques institutionnalisées telles les règles juridiques, morales, économiques ou des croyances, religieuses notamment ; 3 / enfin des faits, “ les courants sociaux ”, qui ne sont pas institutionnalisés, c’est-à-dire qui ne présentent aucune forme cristallisée : il en est ainsi des comportements des foules ou des courants d’opinion que les statistiques appréhendent à travers des taux de nuptialité, de fécondité ou de suicide, par exemple. Entre ces faits, il n’existe que des différences de degré et non de nature. Ils se situent sur un continuum dont les deux extrêmes sont les faits d’ordre morphologique et les courants d’opinion. En une formule ramassée, Durkheim définit le fait social “ toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles ” ([1895] 1998, 14). On sait que cette définition provisoire a été amendée et complétée notamment dans la préface de la seconde édition (1901) des Règles de la méthode sociologique à la suite de malentendus et même de mésinterprétations. Coercition externe et généralité indépendante des formes individuelles que 1e fait social prend sont les deux expressions d’une même réalité. Examinons d’abord la coercition externe qui a fait l’objet de nombreuses critiques. En premier lieu, l’existence d’un langage, d’une monnaie, de rites, est indépendante de l’individu mais non de groupes sociaux qui en sont les substrats. On entend par groupe ou société un ensemble structuré d’individus qui n’est donc pas réductible à leur somme. Cette définition de l’extériorité du fait social par rapport à l’individuel n’a pas d’autre objectif que celui de souligner la spécificité du groupe ; il ne l’hypostasie pas cependant. En second lieu, le pouvoir de coercition ou d’influence que le fait social exerce sur les individus est attesté par l’existence de sanctions ou de conséquences positives ou négatives pour l’individu qui s’y conforme ou non. Précisons toutefois que la contrainte liée au devoir n’est que le signe extérieur et perceptible, et qu’il convient d’y adjoindre son opposé, le bien, qui indique l’idée de valeur dont les indicateurs sont plus difficilement repérables. L’extériorité et la coercition ne sont donc que des signes extérieurs du social. Ils ne sont pas la preuve de l’hypostasie du social par rapport à l’individuel. Et même lorsque Durkheim utilise l’expression de conscience collective, il ne lui donne jamais d’autres supports que les consciences individuelles. Sur ce point, la position de Durkheim ne change pas, de la Division du travail social ([1893] 1960) aux Formes élémentaires de la vie religieuse ([1912] 1960). La deuxième expression du fait social renvoie à l’idée selon laquelle le fait social est un phénomène émergent. Un fait collectif est différent d’un phénomène général. Certes, celui-là est partagé par un grand nombre d’individus qui composent un groupe ou une société. Il est donc général. Mais le général n’est rien d’autre que l’individuel démultiplié. C’est en quelque sorte de “ l’infra-social ” qui est déduit à partir de la somme des comportements individuels. Le phénomène collectif, s’il a certes pour base l’individuel, résulte cependant d’une synthèse sui generis. Si le général est un fait “ résultant ”, le collectif ou le social est un fait émergent. Le suicide est un acte purement individuel, le taux de suicide est un phénomène général qui se déduit par une simple opération arithmétique de suicides individuels pour autant que les suicides sont indépendants les uns des autres. Le divorce pour sa part est à la fois un fait résultant et un phénomène émergent. Un taux de divorce n’est rien d’autre que la somme des divorces individuels rapportée à la taille de la population du groupe étudié. Il est, en ce sens, général. En revanche, si l’on considère le taux de divorce dans une société comme l’indicateur de l’affaiblissement de l’institution du mariage, il doit être regardé non plus comme une propriété individuelle mais comme une caractéristique du système social. Les divorces sont par ailleurs interdépendants dans la mesure où une augmentation du taux de divorce dans un groupe croît la probabilité individuelle de divorcer. L’émergence est la conséquence de l’interdépendance des éléments d’un ensemble. L’interdépendance traduit le système d’interactions structurelles entre les individus. Un suicidé commet l’acte fatal tout en ignorant ce que d’autres suicidés font. Les suicides sont donc accomplis indépendamment les uns des autres. La division du travail ou le mariage supposent au contraire une interdépendance entre les agents. Indépendamment du fait que le mariage est une institution, c’est parce qu’il est une décision prise sur un marché matrimonial concurrentiel qu’il y a interdépendance ; en d’autres termes, la décision d’un acteur a des répercussions sur celles des autres. Durkheim utilise fréquemment des analogies pour expliquer ce qu’il entend par émergence. Les propriétés de l’eau ne se trouvent ni dans l’oxygène ni dans l’hydrogène qui en sont les composantes. L’émergence se définit donc par la nouveauté. “ Toutes les fois que des éléments quelconques, en se combinant, dégagent, par le fait de leur combinaison, des phénomènes nouveaux, il faut bien concevoir que ces phénomènes sont situés non dans les éléments, mais dans le tout formé par leur union ”, écrit-il dans la préface à la seconde édition des Règles. Il en est ainsi du comportement d’une foule. C’est bien l’interdépendance ou bien la manière dont les acteurs sont assemblés et exercent une influence les uns sur les autres qu’une réunion de bourgeois pacifiques se transforme en une foule déchaînée. Un tel comportement collectif ne peut être ni prédit ni déduit des comportements individuels. L’émergence peut prendre l’une des trois formes des faits sociaux : entendons les phénomènes morphologiques, les institutions et les “ courants sociaux ”. Ces macrophénomènes sont les résultats de processus sociaux plus ou moins longs. Le mouvement d’une foule peut être rapide, l’émergence d’une norme, l’institutionnalisation d’une règle juridique, la lente cristallisation de comportements en une répartition spatiale de la population exigent parfois de longues périodes historiques. Le discours de la méthode sociologique “ En fait de méthode, écrit Durkheim ([1895] 1998, XII), on ne peut jamais faire que du provisoire ; car les méthodes changent à mesure que la science avance. ” Un tel aveu montre bien que le sociologue français est conscient des limites de sa méthodologie balbutiante, conscient aussi et surtout que la méthode n’est jamais indépendante de la théorie. Sa méthode est fondée sur les principes suivants. 1 / Le principe heuristique de la naturalisation des phénomènes sociaux selon lequel ces derniers peuvent être soumis aux mêmes méthodes d’observation et d’explication que les phénomènes qui relèvent des sciences de la nature. Son célèbre précepte qu’il faut “ considérer les faits sociaux comme des choses ” n’a pas une autre signification. Cela ne veut assurément pas dire que le fait social est identique au fait naturel : celui-là est à la fois intentionnel et significatif, celui-ci ne l’est pas. Pour ce faire, il convient de prendre pour point de départ des faits réels définis provisoirement par des critères extérieurs. On ne doit donc pas partir de prénotions ou d’idéologie, c’est-à-dire d’idées communes que nous avons de la société ; car ce système de représentations est un objet de la sociologie plutôt qu’un réservoir de concepts scientifiques. Fruits de l’expérience sociale, les prénotions sont sans doute utiles socialement, on ne peut cependant leur appliquer des critères de vérité. La spécificité du social interdit l’introspection comme la psychologie individuelle. Pour autant que le fait social est une représentation collective, cristallisée ou non, l’individu ne peut prétendre être le point de départ, mais uniquement le point d’arrivée. On doit donc partir des phénomènes macrologiques. 2 / Expliquer le social par le social est sans doute l’objectif fondamental du programme scientifique durkheimien. Il signifie une mise en évidence du caractère collectif des phénomènes à étudier, de leurs régularités, corrélations et enfin l’élaboration d’une théorie qui en rend compte. La division du travail comme macrophénomène est d’abord repérée par des indicateurs. Sa régularité est ensuite mise en évidence dans certains types de sociétés. On établit ensuite ses corrélations avec d’autres macrophénomènes comme la densité dynamique, le système d’interaction entre les individus qui remplissent la même fonction sociale et dont certains, sur un marché concurrentiel fini, se voient contraints de changer d’activité. On explicite le modèle dynamique de relations entre ces variables. On l’explique enfin en recourant à une théorie qui fait de la division du travail une conséquence non intentionnelle d’un ensemble d’actions socialement interdépendantes. 3 / Expliquer le social par le social n’exclut du reste pas d’autres démarches. Rien n’interdit de rendre compte du comportement individuel par un macrophénomène. C’est du reste là l’aspect normatif de la théorie durkheimienne que la tradition sociologique a le plus souvent retenu. Les individus se comportent conformément à des normes sociales qui sont des macrophénomènes par excellence. Mais rien n’interdit non plus d’expliquer une propriété systémique par le niveau individuel, à la condition, précise Durkheim, que cette propriété soit considérée comme le résultat d’un ensemble d’actions individuelles interdépendantes et non comme la somme d’actions ou de représentations individuelles indépendantes : jamais aucune valeur, aucune norme, aucune règle juridique ne naît dans la solitude mais c’est à la faveur de la fusion des consciences à des moments privilégiés. Ces principes généraux du programme durkheimien sont appliqués dans les études empiriques, qu’il s’agisse de la division du travail, du suicide, du religieux ou de l’évolution du droit et de la famille. On a dit de Durkheim qu’il est positiviste et inductiviste. Il est sans doute l’héritier d’A. Comte dans la mesure où il reprend à son compte l’idée selon laquelle le but de la recherche est l’établissement des lois par observation et comparaison. Durkheim s’en sépare cependant pour autant qu’il n’hésite pas à transgresser les interdits positivistes : Contrairement aux anathèmes comtiens, il ne se prive pas d’utiliser systématiquement la statistique et n’arrête jamais sa quête à la formulation de lois. Le Suicide est exemplaire à cet égard. Outre la mise en évidence de relations de dépendance entre deux ou plusieurs variables dont on s’assure la réalité en prenant en considération une ou plusieurs variables de contrôle selon les règles de l’analyse multivariée codifiée plus tard par P. Lazarsfeld, Durkheim cherche à les expliquer en les déduisant d’une théorie ou en construisant des modèles générateurs. Les propositions du Suicide sont déduites de la théorie de l’intégration et de la régulation. Cette théorie n’est pas une généralisation de résultats empiriques : elle est d’abord, en partie du moins, antérieure au Suicide ; elle est ensuite si abstraite qu’il semble difficile de l’inférer à partir d’observations, aussi nombreuses soient-elles ; elle s’applique enfin à d’autres phénomènes que la mort volontaire. Durkheim procède aussi par déduction lorsqu’il cherche à construire la typologie des suicides et les formes normale et anormale de la division du travail. La rupture avec le positivisme comtien semble consommée lorsque Durkheim se propose de mettre en évidence les mécanismes générateurs des phénomènes ou ce qu’il appelle leurs “ modes de production ”. L’expression est empruntée à Comte qui rejette comme démarche métaphysique “ toute prétention à exposer les causes génératrices des phénomènes ”. Le mécanisme consiste en hypothèses sur le comportement des individus en situation d’interdépendance. Il produit les phénomènes observés et rend possible leur interprétation. L’égoïsme et l’anomie par exemple doivent être compris comme mécanismes générateurs, comme l’ont montré R. Boudon (1979, 23-27) et M. Cherkaoui (1998). Les processus de socialisation La socialisation est sans nul doute l’un des axes les plus importants de la théorie durkheimienne. Elle traverse de part en part l’œuvre du sociologue. On la trouve présente dans ses études sur l’éducation, la famille, la morale, la religion, le suicide et la division du travail. Les mécanismes élémentaires de la théorie, ceux d’intégration et de régulation, sont parfaitement identifiables et même, dans une large mesure, formalisables. Socialiser, c’est rendre social un être qui ne l’est pas. C’est lui apprendre à participer efficacement à la vie des groupes auxquels il appartient. L’individu apprend des compétences sociales et cognitives communes au sein de groupes ou dans des contextes sociaux différents. Ces compétences vont de l’apprentissag
  • Emmanuel Kant (auteur)

    Cet article provient du Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, tome 1, sous la dir. de Monique Canto-Sperber, 2004. KANT Emmanuel, 1724-1804 Fondateur de la philosophie critique, Emmanuel Kant renouvelle entièrement la question de l’objectivité du savoir (Critique de la raison pure, 1781 et 1787), de la volonté (Critique de la raison pratique, 1788) et du jugement (Critique de la faculté de juger, 1790). Le retentissement du kantisme est tel qu’il reste une référence obligée pour toute évaluation du statut et du destin de la modernité. La morale de Kant, ou plutôt la formulation kantienne de la morale, assigne à la rationalité moderne la tâche de s’ouvrir à une fin pratique suprême. Son interrogation spécifique, “ que dois-je faire ? ”, signifie que ni la théologie traditionnelle, ni la science moderne ne sont fondatrices de certitudes pratiques et indique un vide philosophique correspondant à la question des fins ultimes de l’usage de la raison. Le philosophe moral introduit le besoin d’une conception cosmique ou cosmopolitique de la philosophie, parce qu’il ne vise pas seulement la science, mais la destination totale de l’homme. La morale guide et ponctue ainsi l’entreprise critique : elle surmonte l’épreuve des contradictions théoriques de la raison, fournit le concept exact de son pouvoir pratique, et elle justifie l’investigation du concept de monde du point de vue de la fin dernière de l’existence. La conception morale de l’homme anime encore les œuvres postérieures aux trois Critiques quand il s’agit de religion (1793), d’histoire et d’anthropologie (1798). De la Critique de la raison pure à la Critique de la raison pratique : l’intérêt pratique de la raison La Dialectique transcendantale de la première Critique analyse les causes du discrédit et de l’obscurcissement du rôle de la raison dans la philosophie. La pensée succombe à des contradictions spéculativement insurmontables lorsque l’intérêt cognitiviste de l’entendement, conçu comme son intérêt exclusif, est l’objet d’usages philosophiques rivaux qui font concurremment de Dieu et de la nature l’autorité théorique suprême. D’un côté, la métaphysique rationaliste, qui fait dépendre la moralité de la connaissance de Dieu, étend l’omnipotence des pouvoirs théoriques à des réalités suprasensibles, dont elle fait l’objet possible d’une intuition mystique. Contre elle, le concept moderne, exclusivement phénoménal de la science, constitue l’arme critique de la pensée des Lumières, et la métaphysique est accusée de se livrer à des constructions théoriques fantastiques aux conséquences éthiques fanatiques. Le kantisme n’entend pas seulement affranchir le savoir de toute mystique dogmatique, mais également la volonté. Et lorsque la Critique de la raison pratique examine à son tour les causes d’une dialectique pratique de la raison, le rejet de l’ontologie traditionnelle s’impose pour des raisons morales. Les conceptions qui traitent Dieu, l’âme et l’immortalité comme des choses ou de simples phénomènes ne sont pas simplement illégitimes du point de vue théorique, elles sont insuffisamment morales du point de vue pratique. Ce n’est plus seulement l’orgueil spéculatif du rationalisme dogmatique qui est mis en accusation, mais l’immoralité de sa représentation anthropomorphique de Dieu, qui fait de la bonté divine une complaisance arbitraire et de la moralité humaine l’attente de bienfaits dont le bonheur, plutôt que le mérite, définit la mesure. L’intérêt pratique de la raison consiste alors à substituer des concepts moralement droits à des représentations théoriquement erronées : les limites de la connaissance doivent faire place à une fondation morale de toute espérance possible. D’un autre côté, l’empirisme tend à spécialiser la critique philosophique dans la pratique du scepticisme, en limitant le pouvoir des idées aux conditions de. leur genèse. Mais la faiblesse des conceptions sceptiques est de croire que la connaissance des conditionnements naturels suffit à produire l’émancipation de la pensée humaine, sans évaluer le redoutable pouvoir de destruction éthique dont se paie la croyance dans la fécondité de l’incroyance. L’empirisme devient dogmatique quand il affirme l’inutilité des idées qui dépassent la mesure de l’expérience et qu’il range la liberté et la personnalité morale dans le lot des notions confuses ou fictives. Le criticisme n’entend pas borner la philosophie à la tâche négative d’une comptabilisation des erreurs, et la deuxième Critique fait de l’intérêt pratique de la raison la condition de tout usage critique de la théorie. La morale contribue ainsi à intensifier la demande de rationalité et à étendre l’usage possible de la raison. L’intérêt pratique n’agrandit pas le domaine de la rationalité à la manière d’une science de la nature, par la maîtrise des objets, mais en restituant à la raison elle-même son droit originel à l’éclaircissement de sa propre destination, identifié au droit et à la fin suprême de l’humanité. Il élargit la demande d’intelligibilité par la conversion des moyens de connaître en moyens de comprendre et en raisons de vouloir. Conçues comme des concepts sans intuition, les Idées de la raison ne sont ni des visions, ni des fictions, mais des réquisits de l’action morale. Elles donnent sens à un monde et à un devenir possibles pour des volontés libres, dont les fins outrepassent tout conditionnement naturel. Les Fondements de la métaphysique des mœurs et la Critique de la raison pratique : la fondation de la morale L’analyse des mœurs doit faire la preuve que la raison exerce en l’homme un réel pouvoir et qu’elle constitue l’unique source de toute valeur morale. Cette preuve ne peut être établie que par un travail de fondation, destiné à mettre en lumière l’origine exacte de tous les concepts moraux. La fondation de la morale est d’abord exposée dans l’ouvrage le plus populaire de Kant, les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785) ; partant du concept de volonté bonne, tiré des jugements du sens commun, il s’élève aux principes purs de la philosophie morale : l’impératif catégorique et l’autonomie de la volonté. À cet itinéraire initiatique s’ajoute une visée programmatique de l’ensemble de la philosophie morale qui annonce le besoin d’une Critique de la raison pratique et celui d’une présentation méthodiquement ordonnée de l’ensemble des devoirs dans une Métaphysique des mœurs (1797). La deuxième Critique, en 1788, entreprend de donner un tour plus systématique et conceptuel à la fondation de la morale en utilisant un procédé synthétique : la philosophie y exerce sa véritable méthode, celle d’une construction a priori de concepts, administrant la preuve que la morale n’a pas besoin d’intuition pour être fondée en raison. Il ne s’agit plus alors de dégager l’essence de la moralité à partir de la conscience commune, mais de déduire directement de la raison pratique les principaux concepts moraux : la liberté, le devoir, et le souverain bien. Cette méthodologie critique confère à la moralité une autonomie conceptuelle qui garantit son indépendance à l’égard de toute référence naturaliste, substantialiste ou intuitiviste. La volonté bonne est celle qui reconnaît dans le devoir l’unique origine possible de toute action morale : est vertueux l’individu qui peut choisir d’agir par pur respect pour le devoir. La moralité humaine tient tout entière dans le choix des maximes qui déterminent la valeur d’une action, ce qui conduit à caractériser d’une façon générale la morale kantienne comme une morale de l’intention. Cette qualification est justifiée à la condition de ne pas comprendre l’intention comme un mobile, une prédisposition subjective arbitraire ou encore un sentiment qui prend plaisir à faire plaisir. La conception critique se distingue d’une axiologie subjectiviste en ce qu’elle réclame une justification strictement conceptuelle, fondée dans la raison et non dans l’intuition, de l’opposition entre les faits et les valeurs. Hume a précédé Kant dans la détermination de ce qui est proprement moral, à savoir l’opposition de la pratique à la théorie, du devoir-être à l’être. Mais la découverte humienne est empiriste et elle part du constat que la connaissance est par elle-même incapable de fournir des mobiles d’action. Les ressorts de l’agir humain ne peuvent être que des sentiments, propres à engendrer des incitations, à déterminer des préférences – répugnances ou adhésions suscitées par le spectacle des actions dans le monde – que la théorie est impuissante à provoquer. La morale est donc unique en son ordre, qui est celui de l’évaluation, subjective et affective en son origine. Cette version de la spécificité de la morale soustrait le domaine de l’action à la compétence de la raison et incite à cantonner la moralité dans une spontanéité affective infrarationnelle, orientation condamnée par Kant chez les philosophes populaires de son temps, enclins à obscurcir le concept du devoir par un subjectivisme sentimentaliste dépourvu de toute objectivité rationnelle. Il en résulte l’erreur la plus courante et la plus sujette à récidives : celle qui décrète l’impossibilité et l’inutilité de principes a priori dans la morale, ramenée à une évaluation vitale des besoins dont la mobilisation hédoniste du désir est l’ultime ressort. Le tournant accompli par la philosophie kantienne de la volonté tient au renversement de cette conception intuitionniste de l’action, jugée pathologique, c’est-à-dire passive et réactionnelle. Le devoir doit être conçu de façon morale et non plus de façon pragmatique, comme une source d’obligation et non comme le résultat d’une évaluation. Dès lors que la conscience identifie son devoir dans la forme universelle d’une obligation objective, elle fait la preuve qu’il n’est pas inspiré par une impression sensible. La méthode métaphysique de la fondation des mœurs, méthode purement conceptuelle qui procède sans le secours de l’intuition et qui vaut au kantisme sa réputation d’abstraction, s’emploie à produire la formule du devoir sans jamais la dériver d’une théorie des mobiles, autrement dit d’une connaissance anthropologique ou empirique de l’homme. Moralement compris, le devoir est la reconnaissance d’une contrainte qui s’impose indépendamment de toute autre sollicitation et antérieurement aux préférences des penchants, c’est-à-dire de manière a priori. Par le devoir, toute conscience expérimente que le pouvoir pratique de la raison s’exerce en l’homme comme un commandement qui ne provient d’aucune expérience morale antérieure, qu’elle soit d’origine sociale, religieuse ou psychologique. La classification des impératifs de l’action, dans la deuxième section des Fondements, identifie le caractère inconditionnel de ce commandement à sa validité a priori objective. Chacun reconnaît que le devoir moral ne peut être commandé que par une loi, et non par un attrait ou un but arbitraire. L’impératif catégorique exprime ainsi l’unique loi morale qui commande dans tout devoir, en lui donnant la forme législative qui convient à son caractère absolument originaire : toute maxime subjective de la volonté doit pouvoir être formulée comme une loi universelle objective de l’action. Si l’impératif ne commande que par sa forme, c’est qu’il permet à toute maxime, à tout projet individuel, de prouver son caractère originairement moral en s’énonçant comme une loi indépendante des circonstances et antérieure aux mobiles de la subjectivité sensible. Le formalisme critique manifeste ainsi l’existence de lois objectives de la liberté identifiables dans les devoirs. Renonçant à mesurer la moralité à l’utilité, il cesse de faire de l’efficacité – ou des diverses manières d’influencer le comportement des hommes – le centre d’intérêt de la réflexion morale. Il existe d’autres justifications du devoir (d’autres impératifs), mais elles sont toutes pragmatiques en ce sens qu’elles font du respect du devoir une action utile (impératifs de l’habileté) ou une action désirable, en vue d’obtenir le bonheur (impératifs de la prudence). Dans tous ces cas, accomplir son devoir constitue une action intéressée, non une action libre. Pour échapper à la sujétion radicale entraînée par la logique de l’intérêt, la méthode de fondation de la morale reconnaît la nécessité de l’existence de la liberté. Parce qu’elle n’impose aux hommes, comme sujets, que des devoirs qu’ils peuvent se donner à eux-mêmes, comme législateurs, la morale définit l’usage objectif, autoprescriptif, de la liberté et elle donne accès à l’autonomie de la volonté en tant que concept objectif de la liberté personnelle (Fondements, sect. III). La Critique de la raison pratique affronte plus particulièrement la difficulté de dériver directement l’autonomie de la liberté. Ne voulant pas réduire la liberté à une aptitude psychologique, elle se heurte à l’impossibilité théorique de la traiter comme une cause transcendante. Les limites de la connaissance, en effet, font de l’action de la liberté sur un être sensible un phénomène empiriquement incompréhensible. Ce qui ne signifie pas que la liberté est un concept vide, mais qu’elle est un concept problématique pour la catégorie déterministe de la causalité, dont elle outrepasse la signification naturelle. Une solution spécifiquement morale doit être apportée à l’antagonisme catégorial entre nécessité et liberté. C’est pourquoi la liberté est présentée comme une Idée, le sujet du devoir et l’unité d’un monde moral comme des réalités intelligibles. De telles représentations ont pu provoquer incompréhensions et objections en raison de l’apparence dogmatique qu’elles peuvent avoir sur le plan théorique. Mais comme il s’agit d’une fondation morale de la liberté, leur indépendance pratique seule est ici déterminante, sans que la Critique leur donne une quelconque assise intuitive et tombe dans l’illusion d’un savoir transcendant. Étant un concept entièrement issu de la raison pure, la liberté doit être comprise comme la propriété de la raison pratique elle-même, comme la propriété spécifique ou l’essence de tout être raisonnable en général. Ce concept est l’objet d’un malentendu que Kant s’est efforcé de dissiper : l’être raisonnable ne désigne pas un être doué de raison au sens d’une faculté naturelle utile, il est l’unique concept possible, moral, d’un être libre et dont la liberté “ ne se révèle que dans les rapports moraux pratiques ” (Doctrine de la vertu, I, § 3). L’autonomie peut donc être comprise comme un approfondissement de la connaissance de soi humaine par la méthode métaphysique. Appréhender le devoir comme ce qui lie la volonté à une loi, et non à des objets, constitue un acte de nature intellectuelle par lequel l’homme le plus ordinaire se représente lui-même comme une intelligence ou comme un être intelligible. N’étant pas déterminé par son application à une réalité particulière, le concept d’être raisonnable n’inclut pas seulement les hommes, mais les êtres qui sont représentés comme des saints, ainsi que Dieu lui-même, et il désigne toutes les volontés dont l’unité, en tant qu’elle peut être exclusivement morale, définit a priori l’Idée d’un monde intelligible. Leur caractère intelligible ne doit pas être compris théoriquement, comme une conceptualisation faible ou incertaine, mais pratiquement, comme norme de jugement : toute volonté doit être moralement traitée comme source de l’intelligibilité et de la valeur objective des lois pratiques. C’est pourquoi la nature ne peut constituer, comme ensemble de forces, le schème intuitif de la signification des lois pratiques ; elle peut seulement, en tant qu’unité d’une législation formelle, fournir le type d’une communication intelligible des volontés (CRpr., I, livre I, chap. II). La méthode formelle ne vide pas de tout contenu humain le concept d’être raisonnable, elle le rend entièrement adéquat à la propriété spécifiquement humaine de l’homme, à savoir sa dignité, qui n’est conditionnée par aucune circonstance. Si la dignité n’était que pragmatiquement comprise, elle ne s’élèverait pas au-dessus du plus grand bien empiriquement concevable, à savoir l’utilité que chacun peut donner à sa vie pour le plus grand bien de tous les autres. Cette conception utilitariste ne suffirait pas à qualifier de manière inconditionnelle – Kant dit parfois “ sublime ” – la valeur intrinsèque de l’humanité en tout homme, la dignité ne pouvant être octroyée par Dieu lui-même puisque la loi morale qui est en chacun le constitue sans conditions comme un objet du respect divin. La Métaphysique des mœurs : le droit et l’éthique À la partie proprement critique de l’œuvre (au travail de fondation), succède la partie doctrinale, constituée par l’application des principes moraux à la réalité des mœurs. La Métaphysique des mœurs est le titre de l’ensemble de cet exposé doctrinal subdivisé en deux parties, la Doctrine du droit et la Doctrine de la vertu. Kant y applique l’unique critère de scientificité philosophique : la systématicité. Les devoirs ne sont pas répertoriés selon un classement empirique, car l’observation ne pourrait indiquer que la manière (historique) dont les lois sont appliquées, et non la manière (pratique) dont les lois doivent être appliquées. Dans la terminologie kantienne, les mœurs ne sont rien d’autre que l’ensemble des devoirs ou l’ensemble des représentations pratiques que l’on doit avoir des sources de l’obligation : de la propriété, des contrats et de la citoyenneté – quand il s’agit de droit –, de soi-même et d’autrui – quand il s’agit de vertu. L’application doctrinale prolonge la méthodologie métaphysique et ne sert pas à indiquer, ce qui sera l’objet propre d’une Anthropologie du point de vue pragmatique (1798), les circonstances favorables ou défavorables à l’application de la loi ; elle n’est pas une application pragmatique, mais morale, de l’impératif catégorique. Toutes les lois susceptibles de régler les mœurs sont des lois de la liberté qui représentent la manière dont chaque usage de la liberté doit être déterminé par la raison. Or l’exercice de la liberté peut être soit extérieur, quand il s’agit des relations que les hommes ont entre eux (Doctrine du droit), soit intérieur, quand il s’agit de la relation intime de tout individu avec lui-même dans l’exercice d’une contrainte personnelle sur ses penchants (Doctrine de la vertu). Ces deux usages de la liberté délimitent ainsi deux types de législations pratiques, la législation juridique (centrée sur la justice des lois) et la législation éthique (centrée sur la valeur des personnes). D’autres caractères systématiques contribuent encore à distinguer les devoirs de droit des devoirs de vertu : le droit concerne la forme des actions, tandis que la vertu en commande les fins ; les obligations contenues dans le droit sont dites parfaites (ou strictes), celles qui concernent la vertu imparfaites (ou larges) en ce qu’elles commandent le but sans en commander les moyens. L’obligation de rendre son dû à un créancier, devoir de droit, est complète parce qu’elle impose l’action elle-même comme moyen d’accomplir son devoir ; en revanche, le respect d’autrui, devoir de vertu, est, quoique entièrement fondé par sa fin, incomplet quant aux manières, qui peuvent être diverses, de s’en faire une obligation. La distinction réputée la plus problématique pour le statut du droit est celle qui oppose le droit à l’éthique en retirant la légalité de la sphère de la moralité. La conformité extérieure de l’action au devoir suffit à définir la légalité juridique, tandis que la vertu fait du devoir le mobile intérieur de la décision morale. L’opposition met en évidence la spécificité du droit : la contrainte peut décider chacun à exécuter ce qu’il n’a pas envie de faire, ce dont il ne fait pas sa maxime. La légalité définit ainsi les règles d’un usage égal pour tous de la contrainte, et la simple conformité de l’action à la loi juridique suffit à définir un devoir parfait, qui peut être extérieurement exécuté sans l’appui d’aucune intention vertueuse. Mais si le droit se caractérisait exclusivement par l’emploi de la violence légale, il ne désignerait plus qu’un phénomène historique contingent, l’emploi de la force variant au gré des formes de gouvernements. Dans cette version historiciste, la réalisation du droit se passe de la morale comprise comme législation intérieure d’une volonté libre. Comme le propos d’une Métaphysique des mœurs n’est pas de déclarer le droit étranger à l’intelligibilité pratique, il importe de souligner que la spécificité du droit est exigée par la morale elle-même en vue de qualifier et de préserver la nature respective des prescriptions collectives et des prescriptions individuelles. Les limitations imposées par la Typique du jugement pratique s’appliquent, et le droit ne retient que la forme, non les contenus d’une législation extérieure qui pourrait être celle d’une nature. Il est contraire au concept moral de liberté de traiter l’obligation juridique comme une finalité vertueuse : on ne saurait contraindre un individu à éprouver certains sentiments ou à se rendre heureux contre son gré ; si l’on peut exiger d’un père qu’il nourrisse ses enfants, on ne saurait imposer la vie familiale comme une preuve extérieure de vertu. La distinction entre légalité et moralité prend ainsi une signification moralement décisive dans la philosophie politique kantienne : c’est un trait essentiel de la politique moderne que de ne pas assigner au droit le but de rendre les hommes vertueux (Religion, III, sect. I, § II). Bien que l’exercice de la contrainte caractérise le droit, il ne peut se justifier d’une façon uniquement empirique et politique. Kant s’en est expliqué dans le Projet de paix perpétuelle (1795) en prenant le contre-pied des thèses de Garve, philosophe populaire de son temps. Établissant une distinction entre les devoirs de conscience (moralité) et les devoirs de justice (légalité), Garve en conclut qu’on ne saurait exiger des souverains toute la rigueur morale qu’imposent les devoirs de conscience, sauf à entraver leur pouvoir national et international d’action. L’écrit sur la paix rejette cette dualité pragmatique entre le droit et la morale qui revient à asservir le droit à la politique. Pour en corriger les effets despotiques, il donne à la morale son sens le plus large, qui désigne l’ensemble des mœurs réglées par des obligations et inclut le droit et l’éthique comme ses deux branches constitutives (Appendice, II). Dans la mesure où la morale désigne, objectivement, toute obligation fondée dans la raison pratique et, subjectivement, ce qui est voulu par devoir, la terminologie kantienne module ses distinctions selon le double registre de la fondation et de l’application de ses principes. Que le droit et l’éthique ne soient jamais confondus est essentiel à leur application respective. Croire que les droits des hommes se concèdent par bienveillance ou par sympathie, ou qu’ils se mesurent aux qualités données par la nature aux individus, revient à les affaiblir juridiquement : ils doivent s’appliquer, selon la légalité, par limitation de l’action d’autrui, tandis que la vertu demeure libre de s’imposer envers autrui plus d’obligations que le droit n’en exige. Toutefois, les devoirs de droit sont dits indirectement éthiques en vertu de leur fondation pratique pure, dont ils retirent une valeur objective absolue et qui confère aux droits de l’homme, en particulier, “ un caractère sacré ”, inconditionnel (Doctrine de la vertu, introd., IX). Si la Doctrine du droit use de la méthode métaphysique, c’est en vue de traiter pratiquement, comme des devoirs, les obligations juridiques assorties de contrainte. Elle les fait dériver d’une pure volonté, qui n’est pas une volonté personnelle de vertu, mais une volonté générale, dont elle fait la source intelligible, originaire, de toute loi qui peut s’imposer comme juste en prenant la forme obligatoire d’un impératif catégorique de la coexistence possible. La Doctrine du droit et les Opuscules sur l’histoire : morale et politique Si la légalité circonscrit la spécificité du droit, c’est que celui-ci est de nature entièrement relationnelle. Selon le Droit privé, les individus, considérés indépendamment des liens civils ou politiques, s’associent volontairement par des contrats ; à l’intérieur du Droit public, le Droit politique garantit leurs droits naturels à la propriété, la liberté et l’égalité par une relation de subordination commune aux lois générales imposées par l’État, tandis que le Droit des gens et le Droit cosmopolitique font de la paix, ou bien de la guerre, une situation entièrement dépendante de la nature des relations internationales. Pour le juriste, la science du droit est la connaissance empirique des lois positives. Cette définition, qui le cantonne professionnellement dans la défense des intérêts de l’État, n’attribue à la législation que l’origine historique d’une volonté empiriquement dominante. À cette théorisation technique, qui subordonne le droit au fait et aux mobiles de la puissance (possessivité individuelle dans les rapports privés, inégalités entre nations et faits de guerre dans les relations politiques), la Doctrine du droit oppose une conception rationnelle pratique, une science pure du droit. Sa méthodologie constructiviste ne retient que la forme des relations juridiques, de simples rapports externes entre des libertés affranchies de la facticité des contenus. Ce traitement transcendantal, qui inspire la méthode utilisée par J. Rawls dans “ le voile d’ignorance ” (Théorie de la justice, I, chap. 3, § 24), a pour but d’isoler l’origine pure du besoin de droit : les volontés réclament de purs principes pratiques universels de liaison, incommensurables aux liens simplement anthropologiques qui les assujettissent à la nature. Dans la mesure où la Doctrine du droit les fait dériver de principes a priori impératifs, les lois ne tirent leur force obligatoire que de leur intelligibilité pratique. De sorte que le droit naturel (Naturrecht), compris en un sens normatif et non naturaliste, ne désigne rien d’autre que l’autonomie pratique du pur concept de droit, ou son universalité a priori exigible. Dans le Droit privé, la notion de “ propriété intelligible ” désigne ainsi la nature essentiellement intellectuelle de la propriété, qui la qualifie juridiquement comme source de liens volontaires. Tous les biens à acquérir, y compris les prestations d’autrui, sont créateurs de liens entre des volontés qui ne sont pas soumises à l’autorité des choses. Dans le Droit politique, la conception du contrat social n’est pas historique (elle se bornerait à justifier un état de fait), mais purement conceptuelle. Le contrat est l’Idée d’une volonté générale qui sert de modèle pratique, ou de norme, à la manière dont un État doit être institué, se gouverner et faire respecter les lois. Au niveau national, la volonté générale doit être représentée comme étant celle du peuple, au niveau international, elle doit fournir le modèle d’une volonté fédérative des peuples en vue d’une paix mondial

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