Le capitalisme n’est pas né d’un simple progrès technique ou économique. Il est le produit d’une transformation brutale et systémique des rapports sociaux, notamment à travers l’asservissement des corps. Le livre Caliban et la Sorcière de Silvia Federici nous pousse à reconsidérer ce que l’on appelle communément la "naissance de la modernité" à travers une grille de lecture féministe et matérialiste. Sans revenir directement sur l’ouvrage, cet article vous propose d’explorer un thème connexe et profondément actuel : le contrôle du corps des femmes comme fondement historique et persistant des rapports de pouvoir économiques.

Alors que les débats contemporains sur les droits reproductifs, l’économie du soin ou la charge mentale battent leur plein, il est crucial de comprendre comment ces réalités s’inscrivent dans une histoire longue de dépossession, amorcée dès la fin du Moyen Âge. Pourquoi la sorcière est-elle devenue une figure si redoutée ? Quel est le lien entre capitalisme, patriarcat et colonisation ? Et comment ces logiques anciennes continuent-elles de structurer nos sociétés modernes ?

Dans cet article, nous analysons les racines historiques de la domination des corps féminins, son rôle central dans la construction du capitalisme et ses prolongements contemporains.

Le passage au capitalisme : privatiser, discipliner, contrôler

La transition du féodalisme au capitalisme entre les XVe et XVIIe siècles ne s’est pas faite sans violence. Elle s’est accompagnée d’un bouleversement majeur des structures sociales et économiques, avec la disparition progressive des terres communales, la montée de l’économie marchande, et l’apparition d’un nouveau mode de travail salarié. Ce processus, que Marx a appelé « accumulation primitive », n’était pas seulement économique : il était profondément politique et sexué.

C’est dans ce contexte que les corps des femmes deviennent un enjeu stratégique. La reproduction – jusqu’alors perçue comme une activité sociale appartenant à la sphère collective – est désormais privatisée. Il faut des travailleurs pour alimenter la nouvelle économie, et donc des femmes soumises, disponibles, assignées à la maternité et au foyer. La chasse aux sorcières, qui fait rage en Europe pendant près de deux siècles, n’est pas un épisode anecdotique ou irrationnel : elle s’inscrit dans cette volonté de briser l’autonomie des femmes et de redéfinir leur rôle social.

En ce sens, la sorcière incarne un double refus : refus de l’ordre économique naissant et refus de la soumission sexuelle. Son anéantissement par le feu et la torture envoie un message clair : toute déviance féminine sera réprimée. La "discipline des corps", pour reprendre les termes de Silvia Federici, devient l’un des fondements du capitalisme.

La colonisation et l’esclavage : extension du champ disciplinaire

Ce contrôle ne s’exerce pas uniquement sur les femmes européennes. Le capitalisme naissant est également fondé sur la colonisation violente du Nouveau Monde et la traite transatlantique. Les corps des esclaves africains – hommes et femmes – sont mobilisés, marchandisés, instrumentalisés pour produire les matières premières nécessaires à l’enrichissement de l’Europe : sucre, coton, or.

Dans ce dispositif global, les femmes esclaves occupent une place particulière. Elles sont exploitées à la fois pour leur force de travail et leur capacité reproductive. Leur corps devient un instrument de production au sens littéral : elles donnent naissance aux futures générations d’esclaves. Cette logique de reproduction contrôlée, forcée, institutionnalisée, fait écho à celle imposée en Europe. Là aussi, il s’agit de faire du corps féminin une machine productive au service d’un système économique brutal.

La modernité occidentale s’est ainsi construite sur un double asservissement : des femmes dans la sphère domestique européenne, des esclaves dans les plantations coloniales. Ces deux formes de domination, souvent étudiées séparément, sont en réalité les deux faces d’une même médaille.

La persistance de la domination reproductive aujourd’hui

On pourrait croire que ces pratiques appartiennent au passé, mais de nombreuses études démontrent que les logiques de contrôle des corps féminins n’ont pas disparu. Elles ont simplement changé de forme. Dans les pays du Nord, le discours de l’émancipation coexiste avec une pression constante sur les femmes à "bien gérer" leur fertilité, leur maternité, leur sexualité. La médicalisation de la grossesse, la marchandisation de la contraception, les injonctions à la parentalité "positive" ou encore le débat sur la gestation pour autrui (GPA) montrent à quel point le corps féminin reste un enjeu social et économique majeur.

Dans les pays du Sud, les femmes sont encore massivement soumises à des politiques néolibérales de contrôle des naissances, à des conditions de travail précaires dans les usines textiles, ou à des formes contemporaines d’exploitation reproductive. Les logiques de discipline et de contrôle se sont globalisées, dans un capitalisme qui ne connaît plus de frontières mais conserve ses fondements genrés.

Pourquoi l’économie du soin est une question politique

Un autre héritage de cette histoire longue est la dévalorisation persistante du travail de reproduction et du soin. Cette "économie invisible", principalement assurée par les femmes, est essentielle au fonctionnement de nos sociétés mais reste peu reconnue, peu rémunérée, et souvent reléguée à la sphère privée.

Aujourd’hui, de plus en plus de chercheuses et de militantes féministes appellent à repenser les fondements de l’économie en intégrant pleinement le travail de soin. Car sans soin, pas de société viable. Ce qui était autrefois imposé – la maternité comme devoir et non comme choix – pourrait devenir un champ d’émancipation, à condition de reconnaître sa valeur et de le sortir de la logique de l’exploitation.

Dans cette perspective, relire les origines historiques de la division sexuelle du travail, comme le fait Federici, permet d’éclairer les blocages contemporains. Ce n’est pas un hasard si les métiers du soin restent parmi les plus mal payés : ils héritent d’un système qui a systématiquement minoré et contrôlé tout ce qui relève de la reproduction sociale.

Comment repérer les formes modernes de contrôle reproductif

Voici quelques éléments concrets pour identifier les mécanismes actuels de contrôle ou de pression sur les corps féminins dans nos sociétés :

  • Injonctions contradictoires : liberté sexuelle prônée mais maternité encore vue comme devoir moral

  • Pressions médicales : pathologisation de la grossesse, surmédicalisation de la naissance, contrôle du cycle menstruel

  • Conditions économiques : accès inégal à la contraception, au congé maternité, ou à l’avortement selon les classes sociales

  • Discours politiques : instrumentalisation du corps des femmes dans les débats sur l’identité nationale, la démographie, ou la morale publique

  • Économie reproductive mondialisée : recours à des mères porteuses dans des pays à faibles revenus, industrialisation de la fertilité

Ces indices permettent de mieux comprendre que la question du corps féminin n’est jamais uniquement intime ou biologique : elle est profondément politique, sociale, et économique.

La prise de conscience de ces réalités passe aussi par une relecture historique des processus de domination. Et c’est là toute la force du travail de Silvia Federici.

Les lecteurs et lectrices qui souhaitent aller plus loin trouveront dans Caliban et la Sorcière une analyse rigoureuse et percutante, mêlant histoire, féminisme, économie politique et critique sociale. Loin d’un essai théorique abstrait, ce livre met en lumière des dynamiques toujours à l’œuvre, et fournit des outils pour les contester.

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