Les murs ont-ils une mémoire ? Certains lieux semblent porteurs d’une histoire si dense qu’ils en deviennent presque vivants. Les immeubles anciens, notamment, concentrent des décennies d’existences, de drames, de joies et de malédictions secrètes. Chaque étage, chaque appartement peut renfermer une part d’ombre ou de lumière, témoin silencieux des excès et des souffrances humaines.
C’est ce que raconte le roman La Fille du Diable de Jenni Fagan, traduit par Céline Schwaller. L’histoire commence en 1910, à Édimbourg, lorsqu’une jeune femme étrange accoste au port, ramant sur un cercueil. Sous son bonnet, deux petites cornes scintillent. Son père l’a vendue à un riche propriétaire pour qu’elle porte l’enfant de sa femme stérile. Mais rien ne se passe comme prévu. Une malédiction s’abat sur le n°10 de l’allée Luckenbooth, un immeuble qui deviendra le théâtre d’un siècle de drames et d’étrangetés.
Ce roman exubérant et singulier nous invite à réfléchir à la manière dont les bâtiments peuvent incarner l’histoire d’une société. Et si nos immeubles étaient les témoins silencieux des inégalités, des révoltes, des amours cachés et des rêves brisés ?
L’immeuble : un microcosme de la société
Un immeuble n’est jamais un simple alignement de logements. C’est un monde en miniature, un assemblage d’histoires individuelles qui reflètent, étage après étage, les tensions sociales, les relations humaines et les mutations de l’époque.
Dans La Fille du Diable, Jenni Fagan raconte la vie du n°10 de l’allée Luckenbooth sur près de cent ans. Les habitants se succèdent, révélant des existences marginales et touchantes :
Un taxidermiste obsédé par la création d’un squelette de sirène
Une médium vieillissante qui communique avec les morts
Une cheffe de gang en lutte contre les triades hong-kongaises
Un mineur allergique à la lumière
Une espionne fascinée par les aviatrices
Une ourse polaire et la fille du Diable elle-même
À travers ces personnages fantasques et poignants, le roman montre comment un immeuble devient le réceptacle d’une époque, avec ses fractures sociales, ses dérives capitalistes et ses résistances discrètes.
Pourquoi certains lieux nous semblent-ils « hantés » ?
L’idée d’un lieu hanté ne concerne pas seulement les fantômes. Un immeuble peut être « hanté » par les histoires humaines qu’il a abritées : amours impossibles, violences, solitudes, révoltes. Ces empreintes invisibles marquent souvent les habitants sans qu’ils en aient conscience.
La mémoire des murs
Les lieux chargés d’histoire, qu’ils soient heureux ou tragiques, portent une ambiance particulière. Certains parlent d’ondes, d’énergies, d’autres simplement de mémoire collective. Ce que les générations ont vécu dans un lieu laisse une trace émotionnelle.
L’isolement des grandes villes
Dans les immeubles urbains, les gens vivent souvent les uns sur les autres, sans vraiment se connaître. Pourtant, leurs histoires s’entrecroisent malgré eux. Ce huis clos peut renforcer la sensation d’être piégé dans un espace chargé d’histoires lourdes.
Les inégalités spatiales
Les appartements des étages supérieurs, autrefois réservés aux domestiques, ou ceux des caves transformées en logements précaires, racontent aussi l’évolution des classes sociales. L’architecture devient le reflet des injustices.
Dans La Fille du Diable, chaque étage du bâtiment reflète un pan de la société, un excès, un secret ou une révolte. L’immeuble devient un personnage à part entière, à la fois lieu de refuge et de malédiction.
La ville, théâtre de nos angoisses et de nos espoirs
Les romans urbains ont toujours joué avec cette idée : la ville comme personnage. Les immeubles deviennent le miroir des espoirs, des drames et des transformations sociales.
La ville qui enferme autant qu’elle libère
La ville attire les marginaux, les artistes, les exilés, mais elle peut aussi les broyer. Les immeubles deviennent parfois des prisons modernes, où l’on vit empilé, isolé, oublié.
Le capitalisme architectural
L’évolution des immeubles, des lofts branchés aux logements sociaux délabrés, raconte la gentrification, la spéculation immobilière et les dérives du capitalisme. Le roman de Jenni Fagan évoque ces thèmes en filigrane, montrant comment les lieux deviennent des enjeux économiques autant qu’humains.
Les communautés invisibles
Dans les grandes villes, des communautés alternatives existent souvent à la marge : artistes, sorcières, poètes, survivants d’un monde brutal. La Fille du Diable rend hommage à ces outsiders qui créent leur propre réalité.
Jenni Fagan brosse un portrait d’Édimbourg et du XXe siècle vu depuis les bas-fonds et les étages oubliés. Elle mêle le réalisme social au fantastique, la poésie au grotesque, pour mieux interroger notre rapport à la ville et à l’Histoire.
Des outils pratiques pour explorer la mémoire des lieux
Si vous êtes fasciné par la mémoire urbaine ou si vous souhaitez mieux comprendre les récits cachés derrière les murs de votre quartier, voici quelques pistes :
Observer l’architecture locale
Regardez les immeubles autour de vous : date de construction, style architectural, inscriptions, plaques. Chaque détail raconte une époque.
S’intéresser à l’histoire des lieux
Consultez les archives municipales ou les anciens plans de votre ville pour connaître l’histoire de votre immeuble ou de votre rue.
Écouter les anciens habitants
Les récits des personnes âgées de votre quartier sont souvent les plus précieux. Ils révèlent des anecdotes oubliées ou des secrets locaux.
Participer à des balades urbaines ou historiques
De nombreuses villes proposent des visites guidées insolites qui dévoilent l’envers du décor : histoires sombres, lieux hantés, récits marginaux.
Lire des romans urbains
La littérature est un excellent moyen de ressentir la mémoire d’un lieu. Des œuvres comme La Vie mode d’emploi de Georges Perec ou L’Immeuble Yacoubian d’Alaa El Aswany, tout comme La Fille du Diable, permettent de voir la ville autrement.
Dans La Fille du Diable, Jenni Fagan célèbre les survivants de la marge, les fantômes des villes et les résistants invisibles. Son roman est une fresque puissante où le fantastique côtoie le réalisme, où les oubliés de l’Histoire deviennent les véritables héros.
Ce texte audacieux nous rappelle que derrière chaque façade, il y a des destins brisés, des secrets tus, des révolutions intimes. Et que parfois, les immeubles eux-mêmes deviennent les témoins de nos propres contradictions.
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